Le rêve ou la dignité
Sujet 1
Chaos, inconnu, humeur, moqueur, raconter, clore
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Sujet 2
Madame, sort, esprit, regard, peur, priver
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Sujet 3
un texte avec au moins 5 mots commençant par "O"
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Sujet 4
Un texte avec le son "" ose ""
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LE RÊVE OU LA DIGNITÉ
Albertine, jeune dame de compagnie de Madame la Duchesse de Saint-Auban, au temps des rois, s’adressa joyeusement à Ernest, le valet de chambre de Monsieur le Duc :
– Madame est de bonne humeur, aujourd’hui !
– La belle affaire ! répondit Ernest d’un ton moqueur, cela ne durera guère…
– Pourquoi dites-vous cela ? Ne soyez donc pas si pessimiste, Ernest. Pourquoi donc cela ne pourrait-il durer ? Le printemps est là, la nature est belle, les oiseaux chantent…
– Je ne suis nullement pessimiste, diantre* non ! Mais pour ce qui est de Madame… On voit bien que vous ne la connaissez pas, jeune demoiselle ! Vous venez à peine d’arriver, vous ne pouvez vous imaginer. Attendez un peu, et vous verrez. Je ne vous laisse pas un mois avant de tirer votre révérence, ainsi que l’a fait celle qui vous a précédée, cette pauvre Adrienne… Mais dites-moi… ajouta-t-il d’un air surpris autant que malicieux, est-ce parce que Madame est de bonne humeur que vous n’êtes pas à ses côtés en cet instant ? Vous aurait-elle laissé quartier libre, en vertu de sa bonté légendaire ?
– Que nenni*, Ernest, le fait est que Madame dort.
– Ha ha ha ! Voilà donc pourquoi elle est de bonne humeur ! s’esclaffa Ernest, toujours prêt à quelque trait d’esprit. Cela dit… à votre place, je serais tout de même resté à ses côtés. Cela ne va guère lui plaire de ne pas vous voir près d’elle quand elle va désommeiller*.
– Cessez donc vos billevesées*, Ernest, vous exagérez toujours tout. Encore un peu et vous allez finir par me faire peur.
– Loin de moi l’idée de vous effaroucher, Demoiselle Albertine, croyez-moi ! Mais je me dois de vous avertir : les seuls moments où nous sommes quiets*, nous autres ses laquais, c’est lorsque Madame sort, ou bien quand elle dort. Quand elle est dans les bras de Morphée, même ses ronflements de goret ne nous impressionnent guère, au contraire, ils nous font comme un doux ronron sécurisant. C’est quand on ne les entend plus qu’il faut s’alarmer, parce que lorsqu’elle est bien réveillée…
Albertine lança à Ernest un regard perplexe qui en dit long sur ses pensées. À entendre ses paroles, il y avait de quoi se poser des questions. Quand on l’avait recommandée en urgence pour cet emploi vacant depuis peu, Albertine avait un peu hésité, bien consciente de s’aventurer en terrain inconnu. Car c’était la première fois de sa courte vie de jeune femme qu’elle se voyait employée dans une demeure aussi prestigieuse, un château luxueux et grandiose, joyau étincelant au centre d’un parc boisé immense, parsemé de toutes parts des roses les plus majestueuses qu’elle eût jamais vues. Rien que pour cela, elle avait de quoi s’étonner d’avoir été choisie. Et pour cause, elle était encore très jeune et peu qualifiée pour l’emploi. Son manque d’expérience ne la prédisposait pas à une fonction de cette classe, de surcroît particulièrement convoitée. En effet, Madame la Duchesse possédait plusieurs autres domaines dans les colonies, où elle aimait se rendre au moins une fois par an, embarquant avec elle sa dame de compagnie du moment, sur sa superbe caravelle.
Pour clore le tout, Albertine souffrait d’un défaut de prononciation. Or, la principale exigence de la duchesse, était que sa dame de compagnie lui fasse régulièrement la lecture. Dès son arrivée au château, par souci d’honnêteté, Albertine ne s’était donc pas privée d’insister auprès de la gouvernante sur ce détail des plus fâcheux, même si, eu égard à la perspective de ces fabuleux voyages lointains, le poste la tentait bien plus que de raison. Mais malgré tout cela, la jeune femme avait été immédiatement engagée. C’est à peine si on lui avait demandé ses références. Avec le recul, Albertine reconnut que sur le moment cela lui avait semblé étrange, mais l’attrait de l’exotisme l’avait emporté, et de loin, sur son appréhension. « Je comprends mieux maintenant, se dit-elle, après ce que je viens d’ouïr de la bouche d’Ernest... Bon, attendons de voir la suite, ne nous emballons pas. Après tout, Madame n’est peut-être pas aussi terrible qu’il le prétend ».
Albertine n’entendit pas arriver derrière elle Amélia, la camériste. C’était un petit bout de femme effacée, très discrète, qui marchait toujours à pas feutrés, comme si elle avait peur de déranger. Cette dernière interrompit le cours des pensées inquiètes d’Albertine pour la prévenir d’une voix timide que Madame l’attendait « séance tenante » dans le petit salon, ces mots autoritaires résonnant d’ailleurs étrangement dans sa bouche, car elle les chuchotait presque. La timide femme de chambre ne faisait évidemment que répéter scrupuleusement les propos de la duchesse.
– Séance tenante ? reprit Ernest, rigolard. Sacrebleu* ! Voilà qui n’augure rien de bon…
Puis il enchaîna en se tournant vers la femme de chambre, qui ne tarda pas à rougir de ses propos :
– Amélia, ne te resterait-il pas un peu de cette petite liqueur d’opium aux effets décontractants ? Tu pourrais offrir quelques gouttes de ta fiole à notre chère Albertine, pour qu’elle puisse affronter la dragonne en toute quiétude.
– Mais enfin, que dites-vous là Ernest ? N’abusez-vous pas un peu en cette parladure* ? intervint Albertine, outrée. À vous entendre, on dirait que je m’apprête à affronter le chaos !
– Mais… je n’abuse nullement, Demoiselle Albertine, croyez-moi, quand Madame dit « séance tenante », il faut s’attendre au pire. D’ailleurs, à cette heure, vous devriez déjà être partie. Que dis-je, vous devriez déjà y être ! Que dis-je encore, vous devriez n’avoir jamais quitté son chevet !
Il prit de nouveau Amélia à témoin :
– N’est-ce pas que je ne raconte pas de sornettes, Amélia ?
Pour toute réponse, la femme de chambre, tête baissée, opina lentement du chef d’un air embarrassé.
– Eh bien ! répondit Albertine, guère rassurée, mais convaincue tout de même de l’exagération d’Ernest, me voilà bien prévenue. J’y cours donc sans tarder.
– Je vous souhaite bonne fortune*, Albertine ! lança Ernest, les yeux rieurs, un grand sourire espiègle éclairant son visage rubicond.
À peine fut-elle arrivée au petit salon, que Madame fit savoir à Albertine, d’un ton peu amène, que son absence l’avait contrariée au plus haut point. La pauvre dame de compagnie n’allait pas tarder à comprendre pourquoi Ernest la surnommait sans vergogne la « dragonne » :
– Où étiez-vous donc Albertine ? éructa la duchesse, le cou aussi étiré que celui d’une girafe, comme si elle voulait se hisser au-dessus de son employée qui la dépassait d’une tête. Écarlate, les sourcils froncés, les yeux noirs, en cet instant elle ressemblait en tout point à un dragon crachant du feu.
Albertine était statufiée, attendant patiemment la réprimande qui n’allait pas manquer de suivre, le regard fier plongé dans celui de la duchesse, les bras reposant sur le devant de sa robe, les mains croisées, déjà moites d’appréhension.
La voix vociférant de la dragonne monta d’un ton.
– Je ne vous verse pas de pétunes* pour que vous alliez batifoler avec je ne sais qui ! Si vous croyez que je ne sais pas tout ce qu’il se passe chez moi ! J’ai l’œil, vous savez ! Je vous ai bien vue, tantôt, au bec à bec* avec le valet de chambre, à glousser comme une poule ! Vraiment, ma fille, vous me décevez beaucoup ! Aucune tenue ! Il suffit que je ferme les yeux une minute pour que vous filiez badiner avec le premier venu ! Au demeurant… que pourrions-nous attendre d’une petite gourgandine* de votre espèce ? Fi *! Le petit personnel est vraiment impossible de nos jours ! Il ose tout ! s’indigna-t-elle d’une voix fielleuse, le regard mauvais.
Surprise par tant de véhémence perfide, Albertine en resta muette. Ernest l’avait bien prévenue, pourtant, mais là… un tel mépris haineux dépassait tout ce qu’elle eût pu imaginer.
– Eh bien, ma fille, qu’avez-vous à dire pour votre défense ? insista la duchesse.
Eh bien oui, qu’ai-je à dire pour ma défense ? se dit Albertine, paniquée. Il faut que je lui dise qu’elle est dans l’erreur, que je ne suis pas celle qu’elle imagine, que… Albertine eut beau tenter de se donner du courage pour s’exprimer, les mots n’arrivaient pas à sortir de sa bouche.
– Bon, nous avons assez perdu de temps ! s’agaça la duchesse. Je vous ai fait mander* pour vous avertir : nous appareillons demain pour les îles. Vous veillerez à préparer rapidement vos vêtures* pour le voyage, ainsi qu’un assortiment de livres dont vous me ferez lecture durant la traversée.
Albertine avait le tournis. Elle ne savait plus qui elle était, où elle était, tout à coup. Avait-elle bien entendu ? Madame avait-elle réellement parlé d’embarquer le lendemain pour les îles ? Se pouvait-il qu’il lui arrive quelque chose d’aussi incroyable, d’aussi fabuleux ? À elle, Albertine ? Depuis longtemps elle rêvait en secret de découvrir un jour l’une de ces régions du monde qui ressemblaient au paradis. Qui n’en rêverait ?
– Eh bien, que faites-vous ainsi à bailler aux corneilles ? Allez, allez, ma fille ! s’énerva la duchesse, ajoutant au fiel de ses paroles le geste humiliant de ses deux mains en train de la chasser avec agacement, comme on chasse les mouches.
Soudain, Albertine se réveilla de sa torpeur. Il lui sembla tout à coup qu’elle venait d’être piquée par une guêpe, au point qu’elle en ressentait presque le dard enflammé au plus profond de sa chair. Ses mots jaillirent d’un bloc, sans qu’elle pût les retenir :
– Ah non, Madame, je suis désolée, mais non, lui répondit-elle d’une voix calme, posée, et ferme à la fois. Vous allez devoir choisir vous-mêmes vos livres pour la traversée. Et puis, pendant que nous y sommes, vous devrez aussi les lire vous-mêmes. Parce que je ne vais pas embarquer pour les îles avec vous, je ne suis plus votre dame de compagnie, et vous n’êtes plus ma dragonne.
Sur ces mots, Albertine tourna les talons, sous l’œil médusé de la duchesse, dont les cheveux en choucroute semblaient s’être dressés soudain au-dessus de sa tête, telle une crête de coq. Puis, elle se dirigea vers sa chambre pour y préparer effectivement ses affaires, non pas dans l’intention de suivre son altesse revêche dans son voyage exotique, aussi tentant fût-il, mais bel et bien pour quitter cette maison séance tenante, selon les termes favoris de cette dernière, et rentrer chez elle aussi vite que possible.
« Rêver de visiter le paradis est une chose, mais le réaliser à n’importe quel prix, certes non ! » se dit Albertine tout en grimpant quatre à quatre les marches du grand escalier impérial, nullement déçue de devoir renoncer à ce voyage édénique tant convoité, mais plutôt fière et heureuse de retrouver sa dignité.
* Termes empruntés au vieux français
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