Un seul regard
Les dix mots à insérer :
Attendre, Être, Chercher, Lécher, Remuer,
Repartir, Amour, Partie, Pleurer, Grimper,
Il suffit parfois d’un regard pour tout changer.
Elena attend. Elle ne sait pas vraiment ce qu’elle attend, mais elle attend, le cœur en peine. Seule, toute seule sur la rive de ce lac où elle est si souvent venue se promener avec lui. Ils en faisaient des kilomètres ensemble ! Mais ce qu’elle aimait par-dessus tout, et lui aussi l’appréciait, c’était la promenade autour du lac. Ou plus exactement sur l’une de ses rives, car pour en faire le tour, il leur aurait fallu des heures.
C’était toujours le même rituel : quand ils avaient parcouru environ un kilomètre, elle s’asseyait sur un tronc d’arbre, toujours le même, après l’avoir libéré de sa laisse, et lui se mettait à courir en jappant joyeusement. Alors elle contemplait sans jamais se lasser la surface calme de ce lac qu’elle connaissait pourtant par cœur. Elle laissait son esprit errer ça et là, sur une bulle d’eau, le dos d’une libellule ou celui d’un papillon, ou bien elle plongeait du regard avec une grenouille, entre deux nénuphars. Rien ne lui apportait autant de sérénité que cette petite méditation aquatique, dans le calme apaisant d'un paysage au silence rassurant, seulement troublé par le sifflement des oiseaux et le bourdonnement des insectes.
Aujourd’hui, comme toujours, elle est là, devant le même lac paisible dont la beauté parfaite a l’habitude de lui prendre le cœur. Mais cela n’a plus le même charme. Sans même s’en rendre compte, elle le cherche du regard, comme toutes ces fois où il s’aventurait trop loin et où elle le perdait de vue. « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé » écrivit un jour Lamartine. À travers ces mots, le poète évoquait ce cruel sentiment de solitude lié à l'absence d'un amour. Mais on peut ressentir le même vide intense et douloureux à la perte d’un animal. En tout cas, c’est ce que vit Elena en ce moment. Douloureusement. Elle l’aimait tant son petit compagnon à quatre pattes ! Combien elle a pu pleurer sa disparition ! Seize ans, c’est une belle vie pour un chien, mais c’est autant de merveilleux souvenirs qui vous obsèdent. Seize ans de vie commune, ce n’est pas rien ! Elle en avait partagé des choses avec lui ! Et puis... c’était aussi grâce à lui qu’elle avait rencontré l’amour.
Lui aussi, il promenait son chien, ou plutôt sa chienne. Sur la même rive du même lac, mais dans le sens opposé. Il se prénommait Sébastien et avait appelé sa chienne Belle. Ce qui avait beaucoup amusé Elena. Son chien à elle avait un nom beaucoup plus conventionnel : Toby. Mais dame labrador n’était pas orgueilleuse, et ce n’étaient ni le nom de Toby ni son pedigree qui lui importaient, mais tout simplement son allure élégante et racée. Il faut dire qu’Elena soignait beaucoup le pelage de son setter irlandais recueilli un jour sur une route départementale, où ses anciens maîtres l’avaient lâchement abandonné.
Toby et Belle s’étaient plu immédiatement, d’un seul regard. Ils s’étaient reniflés pendant de longues secondes, puis avaient remué vivement la queue, signe évident que le courant passait très bien entre eux. Ensuite, ils s’étaient léché mutuellement les oreilles et les babines, consciencieusement, signe encore plus évident annonçant la suite probable des événements. Dès que Sébastien et Elena les avaient relâchés, les chiens s’étaient éloignés côte à côte en courant, avaient sauté, grimpé, jappé joyeusement, tout fous-fous.
Quant à Sébastien et Elena, ils s’étaient plu immédiatement, eux aussi, tout en manifestant leur attrait réciproque d’une manière un peu plus discrète, évidemment. Pour un humain, ça ne se fait pas… et peu importe, après tout, parce qu’un simple regard avait suffi. Dès le début. Une étincelle. Un papillon de soleil qui avait voltigé longtemps, longtemps dans les volutes de leurs yeux éblouis, tandis que s’emmêlaient les laisses de Belle et Toby.
Toujours est-il que cette rencontre fortuite avait été le début d’une belle aventure, pour les chiens autant que pour leurs maîtres respectifs. Jusqu’au jour où, malheureusement, Sébastien et Belle étaient repartis fâchés, après une dispute ridicule dont Elena ne se rappelle même pas la teneur. Elena et Toby ne les avaient plus jamais revus et le silence du lac, du jour au lendemain, était devenu d’une tristesse infinie... Toby errait comme une âme en peine entre les massifs où il avait l’habitude de rencontrer sa belle. Il la cherchait, la cherchait, la cherchait… inlassablement, son mufle reniflant éperdument l’herbe et les fleurs, d’un souffle saccadé.
Peut-être était-ce le chagrin de cette absence qui l’avait fait partir avant l’heure de l’autre côté… car évidemment, les chiens non plus ne sont pas éternels…
Elena essuie une larme au bord de sa paupière, tout en balayant une dernière fois le paysage du regard avant de reprendre le chemin de sa maison. C’est alors qu’elle aperçoit deux silhouettes au loin : un homme et son chien. Il avance d’un pas lent, semblant regarder droit devant lui. Puis, il se retourne vers son chien, se penche légèrement et le détache. Aussitôt la bête démarre en trombe. Elle court, court, court à vive allure, dans la direction d’Elena. La jeune femme comprend immédiatement, avant même de la reconnaître. Il s’agit de Belle. Instantanément, son cœur se met à battre plus fort. Un flot de sentiments contradictoires immerge son esprit : joie, tristesse, doute, déception… autant d’émotions exacerbées qui vont bientôt se diluer en un seul regard, en un seul mot, « amour », pendant que Belle fouille ardemment chaque buisson.
Et là, dans les yeux brillants de Sébastien scrutant avidement l’émotion d’Elena, renaît l’espoir, enfin !
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