Tel un orchestre
Tel un orchestre / Défi ’Evy n°240
Les mots à insérer étaient les suivants :
Ferme, emballé, variations, notes, effet,
entrelace, pulsation, apaisante, berce, secrète.
Pour déroger un peu à mes habitudes, j'ai opté aujourd'hui
pour le style humoristique.
La ferme s’est endormie. Les animaux se sont tus. La nuit est douce et tranquille. Sous la voûte étoilée, Madame la lune elle-même sourit en cette apaisante halte des bruits du jour. Elle ne pourra cependant jamais se réjouir autant que ces braves gens de la ville arrivés depuis peu. En effet, Monsieur et Madame Doucet, un couple de jeunes retraités amoureux de la campagne et de sa vie secrète, qui n’en ont jusqu’alors approché les mystères qu’au hasard de leurs lectures, ont les oreilles fragiles. La pulsation puissante des sons campagnards semble irriter fortement leurs tympans délicats. Cependant, dans leur grande mansuétude, ils ont décidé de se montrer patients et indulgents.
Quand ils ont entendu les vaches mugir à gogo à l’approche du fermier venu les abreuver, ils n’ont rien dit.
Quand ils ont entendu les cochons couiner en chœur, avant même qu’on ne les égorge, ils n’ont rien dit non plus.
Quand le hennissement des chevaux tout près de la terrasse où ils se reposaient les a fait sursauter en plein milieu de leurs captivantes lectures respectives, ils se sont encore tus. Sans toutefois réussir à réprimer leurs soupirs exaspérés.
Quand le hi-han lancinant de l’âne leur a donné des hoquets, ils n’ont encore rien dit.
Quand le caquètement des poules est venu se mêler à leurs rires, comme pour se moquer d’eux, ils ont ravalé leur fierté et n’ont toujours rien dit.
Tout ça n’est pas bien méchant, après tout, ont-ils reconnu entre eux. C’est ça les joies de la campagne ! Tous ces sons qui s’entrelacent, c’est le chant de la vie ! C’est quand même mieux que les klaxons perpétuels et les coups de sifflet des agents de police du grand boulevard parisien où nous habitions avant ! Toutes ces notes parfumées de foin, de luzerne, de bouse de vache et de crottin de cheval, c’est tout de même préférable aux vapeurs toxiques des véhicules polluants ! Toutes ces belles variations champêtres musicales et olfactives, c’est bien ce que nous sommes venus chercher ici, après tout. Nous le savions, avant de venir, que c’était le prix à payer pour une petite maison pas chère près de la ferme du « beau vallon ».
Mais huit jours plus tard, voilà qu’à cinq heures du matin ils sont réveillés en sursaut par Bébert. Alors là, c’est la goutte d’eau qui fait déborder l’abreuvoir. Bébert, c’est ce sympathique coq aimé de tous à la ferme, particulièrement dans le cercle privé du poulailler, d’ailleurs. Toutes les poules en sont folles. Elles se bousculent au portillon pour obtenir les faveurs de ce beau prince des volatiles, au port altier, au plumage soyeux, à la crête élégante. Dès qu’il apparaît au matin, ces demoiselles s’apprêtent hardiment pour écouter son chant, qui les berce plus tendrement qu’un roucoulement de colombe. De toute façon, chats, chiens, volaille, bétail, animaux humains ou non, tout le monde adore Bébert. Et il leur a beaucoup manqué à tous, depuis une semaine, car ce pauvre coq était enrhumé et aphone, raison pour laquelle ses gentils et patients nouveaux voisins n’ont point encore eu l’honneur ni la chance d’ouïr sa belle voix. Mais au bout d’une semaine, cloîtré au poulailler aux bons soins de son harem, le voilà guéri, et bien guéri, apparemment. Car pour mieux exprimer sa joie d’avoir retrouvé l’usage de ses cordes vocales, il se met à chanter à tue-tête. Oui, vraiment, à tue-tête. Deux fois plus fort que d’habitude, et en faisant même durer le plaisir. Il semble à nos pauvres voisins dépités que ce son strident n’en finit plus. Il entre par tous les orifices de leurs corps, tous les pores de leur peau, les faisant vibrer de la tête aux pieds, plus intensément qu’un marteau-piqueur. Du moins est-ce ce qu’ils expliqueront plus tard au gendarme qui enregistrera leur dépôt de plainte. Car ni une ni deux, dès leur réveil en fanfare ce matin-là, aux aurores, le couple s’est immédiatement emballé. Ça ne va pas se passer comme ça ! Trop, c’est trop ! Comble du comble, en entendant Bébert chanter de nouveau, tous les animaux de la ferme, trop heureux, ont joint leurs voix à la sienne. Tel un orchestre. Ce n’est pas possible ! C’est une conspiration ! C’est l’effet du stress ou ce coq se prend vraiment pour la « Castafiore » ? grogne Monsieur Doucet. Il va nous crever les tympans !
Les plaignants sont maintenant assis face au gendarme. Tout d’abord, ce dernier n’en croit pas ses oreilles. Il demande des précisions tout en réprimant un fou-rire :
— Vous voulez bien dire que vous portez plainte contre Bébert ?
— Bébert ? répète Monsieur Doucet. Ce fermier est-il un ami à vous ? Utilisez son nom de famille, je vous prie. Je préfère.
— Non, je parle du coq.
— Le coq ? Ah parce que ce coq a un prénom ?
Le gendarme sourit.
— Je vous préviens que si vous portez plainte contre Bébert, vous allez vous attirer des ennuis.
— Mais je ne porte pas plainte contre Bébert, comme vous dites ! Non mais c’est hallucinant, cette histoire ! Je porte plainte contre le propriétaire de cette nuisance sonore. Veuillez noter, s’il vous plaît.
— Un ton en dessous, Monsieur Doucet. Je vais prendre votre plainte dans une minute. Si vous y tenez vraiment.
— J’y tiens vraiment, oui, allez-y, notez.
— Tant pis pour vous, je vous aurai prévenu.
Après un bon quart d’heure d’entretien, Monsieur et Madame Doucet ressortent de la gendarmerie, très satisfaits d’eux-mêmes. Ils ont fait ce qu’il fallait. Ils ne pouvaient tout de même pas laisser faire ça !
Les voilà maintenant installés confortablement dans leur salon, leurs fauteuils tournés vers la baie vitrée grande ouverte, d’où ils peuvent apprécier leur soirée en admirant le clair de lune, dans un silence bienfaisant.
— Ah ! fait Monsieur Doucet en poussant un soupir d’aise. On n’est pas bien, là, ma chérie ? Elle est pas belle, la vie ? Écoute-moi ça, pas un bruit ! Ah comme on est bien…
— Tu as raison, la vie est belle, profitons de cet instant apaisant.
Après quelques secondes de zénitude, Madame Doucet s’exclame tout à coup :
— Qu’est-ce que c’est que cette lumière intense, là-bas ?
— Où ça ?
— Là-bas, à droite. Ne me dis pas que tu ne la vois pas, elle éclaire comme en plein jour.
Monsieur Doucet affûte son regard d’épervier dans la direction montrée du doigt par son épouse.
— On dirait… que c’est le poulailler des voisins !
Comme pour répondre à leurs interrogations, aussitôt Bébert se met à chanter.
Suivi du chœur des poules reprenant le refrain.
Puis, de tous les animaux, à présent bien réveillés.
Tel un orchestre.
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