L'aube fleurie

L'aube fleurie

Amour

Un petit matin de novembre, dans un champ envahi par la brume et des milliers de corps en décomposition, gisait un homme, à demi-inconscient, dans l'herbe humide de rosée. Il avait diverses blessures à la tête, au torse, des moignons sanguinolents à la place des bras, et sa jambe droite était presque entièrement déchiquetée. Personne n'aurait pu dire ce qui le maintenait encore en vie.

 Et pourtant, ce matin du 19 novembre, dans un champ dévasté au milieu de nulle part, dans un enchevêtrement de corps inertes et sans vie, cet homme, ce soldat anonyme, respirait encore.

 

La douleur annihilait en lui tout désir, sauf celui de s'endormir très vite d'un profond sommeil et de ne plus jamais se réveiller, tant sa souffrance était intense. Pourtant, dans ses moments de pleine lucidité, il lui arrivait encore d'espérer l'arrivée pourtant très improbable d'une nouvelle patrouille de secours qui le sauverait. Il s'imaginait alors entouré de médecins et d'infirmières aux petits soins qui rivaliseraient envers lui d'empressement  et de compétence pour le sortir de cet enfer. Il rêvait de retrouver la douceur de son foyer, la tendresse de son épouse et le babillage de ses enfants. Puis, immédiatement après, la douleur s'intensifiant en de fulgurantes saccades comme autant de virulents coups de poignard, il perdait tout espoir et en appelait à la mort. Tout, alors, lui apparaissait d'une extrême noirceur.  « A quoi bon vouloir survivre ?, se disait-il, ce monde en vaut-il la peine ? Un monde où l'on s?entre tue, où l'on vous dit qui vous devez aimer et qui vous devez haïr, qui vous devez craindre ou respecter, qui vous devez protéger et qui vous devez tuer ; un monde où l'on ne respecte pas la vie ? Un monde qui ressemble à ce champ de bataille plongé dans le brouillard, où gisent des corps anonymes que leurs familles ne reverront jamais ? »Tout doucement, Louis le soldat se laissait emporter par ses propres désaveux et sombrait dans le néant.

 

Quant tout à coup, surgi de nulle part, apparut un papillon, superbe et lumineux. Il le vit arriver de loin. Il fallait dire que ses couleurs vives détonnaient dans toute cette grisaille. Louis le soldat ne se rappelait pas en avoir jamais vu un aussi beau. « Ai-je déjà pris un jour le temps de regarder un papillon ? » se demanda-t-il, presque heureux soudain, de trouver là, surgi de nulle part comme un cadeau du ciel, un dérivatif à sa souffrance. Le fait était que ce jour-là, il disposait de tout le temps nécessaire pour en observer un dans les moindres détails. Les ailes de celui-là étaient d'un jaune lumineux, striées de rouge.  Il semblait danser dans la lumière, cherchant une cible pour se poser. Il finit par se diriger vers la jambe blessée de Louis qui, le voyant, eut un sursaut d'effroi. Le soldat ne pouvait le chasser de la main, vu qu'il n'avait plus de main. Il ne pouvait pas même esquisser un mouvement de son corps, il n'avait plus aucune énergie. Il ne pouvait que suivre, impuissant, les mouvements lents du papillon qui, peut-être, déciderait de changer de direction. Pourquoi le ciel lui infligeait-il cela ? Ne souffrait-il déjà pas suffisamment, qu'il lui faille encore supporter la présence d'insectes ou de coléoptères sur ses plaies vives ?

 

Son regard terrifié fixait le papillon s'apprêtant à se poser sur la chair à vif. Tout ce qui restait de valide dans son corps mutilé était tendu au maximum. Pourtant, quand le papillon se posa, Louis le soldat ne ressentit rien, absolument rien. Il se moqua alors de lui-même. Comment avait-il pu imaginer pouvoir sentir le poids d'un si petit et si fragile animal ? C'était comme imaginer pouvoir apercevoir une  cellule du corps humain à l'oeil nu ! Il put alors admirer tout à loisir les ailes délicates du papillon, agitées de légers soubresauts : les stries rouges qu'il avait aperçues quelques secondes plus tôt avaient nettement la forme d'un coeur et semblaient n'avoir été dessinées que pour lui, que pour cet instant. Il eut alors la certitude qu'il se devait de tenir bon, envers et contre tout. Si dans toute cette étendue de morts autour de lui, il pouvait encore s'émerveiller à la vue d'un papillon, c'était bien le signe que tout espoir n'était pas mort !

 

Il se prit alors à espérer de nouveau et il s'obligea à ne plus penser qu'à ce qu'il souhaitait le plus : retrouver sa famille et recommencer à vivre. Il imagina les siens, réunis autour de lui, dans la petite maison qu'il avait construite lui-même pour eux. Alors il sourit. Au milieu des cadavres, il sourit. Au plus fort de sa souffrance, il sourit. La tête tournée vers le ciel, il sourit.

Il y pensa et y pensa et y pensa encore, des heures durant.

Jusqu'à l'arrivée d'une nouvelle équipe de secours qui l'emporta très loin de son enfer.   

 

            

                                         

          

Martine

 

 

 

 

 

 

 



09/02/2017
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