Ainsi parlait l'ange in'
Chapitre 1
La porte vitrée claqua violemment. Ses huit carreaux teintés explosèrent en un fracas épouvantable. Juliana se réveilla en sursaut. Son c?ur s'emballa, ses yeux s'agrandirent de stupeur.
Des milliers de particules de verre jonchaient le sol et les meubles. Le vase en porcelaine de Chine, son préféré, celui qui trônait au milieu de la table, venait d'être brisé en mille morceaux. Son eau polluée de feuilles et de pétales en décomposition se mit à courir sur le bois, tel un serpent effrayé. Une odeur nauséabonde envahit très vite toute la pièce. Juliana aurait aimé arrêter l'écoulement, mais ne put faire un seul geste. Elle était paralysée. Ne savait plus où elle était. Qui elle était. La pièce était plongée dans une obscurité anormale. L'air ambiant était chargé d'humidité, comme celui des Tropiques à la saison des pluies. L'atmosphère était incroyablement électrique. Le chat l'était, lui aussi. Il courait en tous sens, la queue basse. Dans son affolement, il se cognait à tous les meubles. Ce qui sortit enfin Juliana de son hébétude. Elle l'appela d'une voix rassurante : « Casper ! Viens ici mon chat, viens, n'aie pas peur ! » Mais l'animal ne semblait pas l'entendre. Il était complètement paniqué. Il continuait à courir. La blancheur immaculée de son poil tranchait avec l'obscurité des lieux. Ses yeux bleu pâle semblaient réfléchir toute l'électricité ambiante. On aurait dit deux rayons laser balayant toute la pièce. Comme les projecteurs d'une salle de spectacles quand ils suivent les mouvements des artistes. À cet instant précis, il portait son nom mieux que jamais. Il semblait survoler les lieux comme un fantôme, mu par une sorte d'énergie de survie. Juliana consulta sa montre. Incroyable ! Seulement deux minutes avant, elle était en train de laver la baie vitrée. Le ciel était alors de pure émeraude, le soleil éclatant. Pas un seul nuage à l'horizon. La création tout entière était endormie dans la moiteur. Même les mouches, d'habitude si agaçantes, semblaient assommées par la chaleur et ne se montraient pas. Et pourtant, à l'instant, alors que rien ne le laissait prévoir, le vent venait de s'engouffrer soudainement en brusques rafales par les fenêtres grandes ouvertes. Un violent orage endeuillait le ciel tout entier et bousculait la nature. Un plafond noir et humide écrasait la maison. Un rideau diluvien était en train de défigurer le jardin. À tel point qu'il était maintenant méconnaissable. On aurait dit son image réfléchie à travers un miroir déformant. La tempête couchait les arbres, aplatissait le gazon, pulvérisait les fleurs. C'était comme l'ombre démoniaque d'un monstre affamé qui aurait tout piétiné sur son passage, la gueule grande ouverte. La lampe, qui était posée sur la desserte à côté de la chaîne Hi-fi, se mit à vaciller, elle aussi, pendant plusieurs interminables secondes. « Oh non... pas la lampe ! »gémit Juliana. Elle venait de l'acheter chez un antiquaire, pour un montant beaucoup plus qu'indécent. Alors elle ne tenait pas tellement à la voir partir en miettes ! Ces quelques petites secondes de suspense angoissant lui parurent de longues heures. C'était comme si cette lampe hésitait encore entre la survie et l'extermination. Comme si aussi soudainement que mystérieusement, elle venait d'être dotée d'une intelligence et la narguait. Juliana retint son souffle. Elle était tellement crispée, tellement concentrée sur l'objet, que pendant un instant, elle en aurait presque oublié la tempête. Mais la bourrasque se rappela vite à son bon souvenir. Un coup de tonnerre retentissant fit trembler la maison, la faisant sursauter, se répercutant en ondes angoissantes dans tout son corps. Des trombes d'eau se déversèrent sur le toit avec la violence d'un torrent furieux qui vient de quitter son lit. Casper sursauta, lui aussi. Il se dressa immédiatement sur ses pattes en se retournant, le poil hérissé, les oreilles en arrière, les yeux furibonds. Il se mit à pousser des feulements lugubres. Il était méconnaissable. Lui si doux d'habitude, si tranquille, lui qui ne démontrait jamais une once d'agressivité, était tout simplement effrayant. S'il ne s'était agi de son propre chat, Juliana aurait d'ailleurs eu très peur. De nouveau, elle tenta de le calmer, l'appela tout doucement. Mais cette fois encore, elle échoua. Casper était à ce moment là un concentré d'énergie menaçant. Sa terreur le rendait lui-même terrifiant.
Brusquement, instantanément et de manière très étrange, la pluie stoppa. Exactement comme si une main invisible venait d'en fermer le robinet. Simultanément, le vent cessa de souffler, l'orage de gronder. Les nuages se retirèrent précipitamment en s'enroulant sur eux-mêmes, comme une invisible main géante aurait enroulé une feuille de parchemin. La lampe finit par atterrir sur le carrelage, sans la moindre égratignure. L'objet était à présent en équilibre instable, son abat-jour appuyé contre la chaîne Hi-fi. Le chat se détendit, s'étira, reprit son apparence normale de chat paisible et se dirigea d'une démarche tranquille vers la table du salon, sa place préférée. Il se glissa dessous, se coucha et s'endormit aussitôt.
Juste après cet ultime mouvement de vie, tomba le silence. Un silence étonnant. Insolite. Absolu. Profond, puissant, unique. Magique. L'un de ces silences qui n'existent qu'au fin fond du désert. De ceux que l'on ne vit qu'une seule fois dans sa vie. Si l'on a cette chance. Le vrai silence. Le seul qui puisse donner aux esprits mystiques l'impression d'écouter l'au-delà. Un instant fabuleux, en dehors du temps, qui, pendant quelques petites et bienfaisantes secondes, fit tout oublier à Juliana. Y compris sa précieuse et onéreuse lampe de salon. Puis, son regard se posa de nouveau sur elle. Elle la vit qui terminait sa course en glissant doucement le long de la chaîne Hi-fi. La tranche de son abat-jour appuya sur le bouton d'enclenchement du lecteur CD, d'une touche aussi légère que la baguette magique d'une fée. Les premières notes d'une musique douce s'envolèrent, prenant possession de toute la pièce, comme les effluves d'un parfum entêtant. Juliana éprouva alors l'inexplicable sensation d'entendre une musique céleste, une mélodie aquatique qui se serait écoulée lentement d'une jarre invisible.
Et puis, juste devant elle, à hauteur de ses yeux encore ébahis, elle aperçut une plume. Une petite plume blanche qui descendait un à un les paliers d'une portée musicale imaginaire. Elle suivit du regard la gracieuse chorégraphie de ses petits pas de ballerine. Son esprit et son corps baignaient complètement dans l'atmosphère irréelle de la musique. La descente de la plume n'allait durer que quelques secondes. Quelques petites secondes arrachées au temps, lesquelles, étrangement, lui parurent une éternité. Un court et inestimable instant de plénitude totale. Une suspension du temps. Un moment aussi insaisissable que magique et merveilleux. Pour un simple regard posé sur une plume. Une plume qui était en train de danser avec élégance au son d'une musique céleste?
Puis, la musique se tut. Le charme fut rompu. En quelques secondes, Juliana réalisa enfin ce qui venait de se passer, sans pour autant rien n'y comprendre. Elle venait d'entendre le dernier morceau de musique relaxante dont son amie Ludivine lui avait prêté l'album. Elle l'avait programmé quelques secondes avant de s'endormir. C'était une mélodie douce et légère, de celles qu'elle préférait, où se mêlaient les sons de la flûte, de la harpe et du carillon. Elle avait choisi de l'écouter pour s'offrir une pause-détente, après plusieurs heures de ménage intensif. C'était son jour de grand nettoyage, ce mercredi hebdomadaire où, ne travaillant pas à la mairie, elle pouvait vaquer à ses tâches ménagères. Son fils aîné, Julien, était à son club de judo, puis, comme prévu, s'était rendu directement chez un camarade de classe pour y préparer un exposé avec deux autres garçons. Vincent, le cadet, se trouvait à une fête d'anniversaire, au village d'à côté. Marc, son mari, était à son bureau. Juliana était donc entièrement seule pour quelques heures. L'idéal pour entreprendre toutes les tâches dont elle n'avait pas le temps de s'occuper d'habitude. En plus du ménage habituel, de la lessive et d'un peu de repassage, elle avait donc lavé pratiquement tous les carreaux. Et la maison comptait de nombreuses fenêtres ! Malheureusement, elle n'avait pas prévu la canicule. Cette chaleur soudaine l'avait terrassée au moment même où elle s'était attaquée courageusement à la baie vitrée. Accablée par cette fournaise véritablement étouffante, elle s'était assise un instant pour boire un grand verre d'eau fraîche. Après tout, elle avait bien droit à quelques minutes de détente. Elle avait donc mis la musique en route. À peine quelques secondes plus tard, elle s'était endormie d'épuisement.
Elle était maintenant bel et bien réveillée. La petite plume n'allait pas tarder à atteindre le sol. Les dernières notes du carillon teintaient encore à ses oreilles. De quoi se laisser hypnotiser par le balancement gracieux et léger de la plume. Et goûter, une dernière fois, à une exquise sensation d'irréalité.
Et c'est ainsi que commença son étrange aventure...
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